quinta-feira, 5 de novembro de 2009

Modelos reduzidos

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«Les considérations qui précèdent ont, à plusieurs reprises, effleuré le problème de l’art, et peut-être pourrait-on brièvement indiquer comment, dans cette perspective, l’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tien à la fois du savant et du bricoleur : avec des moyens artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps objet de connaissance. Nous avons distingué le savant et le bricoleur par les fonctions inverses que, dans l’ordre instrumental et final, ils assignent à l’événement et à la structure, l’un faisant des événements (changer le monde) au moyen de structures, l’autre des structures au moyen d’événements (formule inexacte sous cette forme tranchée, mais que notre analyse doit permettre de nuancer). Regardons maintenant ce portrait de femme par Clouet, et interrogeons-nous sur les raisons de l’émotion esthétique très profonde que suscite inexplicablement, semble-t-il, la reproduction fil par fil, et dans un scrupuleux trompe-l’œil, d’une collerette de dentelle.


L’exemple de Clouet ne vient pas au hasard ; car on sait qu’il aimait peindre plus petit que nature : ses tableaux sont donc, comme les jardins japonais, les voitures en réduction, et les bateaux dans les bouteilles, ce qu’en langage de bricoleur on appelle des «modèles réduits». Or, la question se pose, de savoir si le modèle réduit, qui est aussi le «chef-d’œuvre» du compagnon, n’offre pas, toujours et partout, le type même de l’œuvre d’art. Car il semble bien que tout modèle réduit ait vocation esthétique – et d’où tirerait-il cette vertu constante, sinon de ses dimensions mêmes ? - ; inversement, l’immense majorité des œuvres d’art sont aussi des modèles réduits. On pourrait croire que ce caractère tient d’abord à un souci d’économie, portant sur les matériaux et sur les moyens, et invoquer à l’appui de cette interprétation des œuvres incontestablement artistiques, bien que monumentales. Encore faut-il s’entendre sur les moyens, et invoquer à l’appui de cette interprétation des œuvres incontestablement artistiques, bien que monumentales. Encore faut-il s’entendre sur les définitions : les peintures de la chapelle Sixtine sont un modèle réduit en dépit de leurs dimensions imposantes, puisque le thème qu’elles illustrent est celui de la fin des temps. Il en est de même avec le symbolisme cosmique des monuments religieux. D’autre part, on peut se demander si l’effet esthétique, disons d’une statue équestre plus grande que nature, provient de ce qu’elle agrandit un homme aux dimensions d’un rocher, et non de ce qu’elle ramène ce qui est d’abord, de loin, perçu comme un rocher aux proportions d’un homme. Enfin, même la «grandeur nature» suppose le modèle réduit, puisque la transposition graphique ou plastique implique toujours la renonciation à certaines dimensions de l’objet : en peinture, le volume ; les couleurs, les odeurs, les impressions tactiles, jusque dans la sculpture ; et, dans les deux cas, la dimension temporelle, puisque le tout de l’œuvre figurée est appréhendé dans l’instant. Quelle vertu s’attache donc à la réduction, que celle-ci soit d’échelle, ou qu’elle affecte les propriétés ? Elle résulte, semble-t-il, d’une sort de renversement du procès de la connaissance : pour connaître l’objet réel dans sa totalité, nous avons toujours tendance à opérer depuis ses parties. La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant. La réduction d’échelle renverse cette situation : plus petite, la totalité de l’objet apparaît moins redoutable ; du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble qualitativement simplifiée. Plus exactement, cette transposition quantitative accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose ; à travers lui, celle-ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil. La poupée de l’enfant n’est plus un adversaire, un rival ou même un interlocuteur ; en elle et par elle, la personne se change en sujet. A l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique. Nous n’avons jusqu’ici envisagé que des considérations d’échelle, qui, comme on vient de le voir, impliquent une relation dialectique entre grandeur – c’est-à-dire quantité – et qualité. Mais le modèle réduit possède un attribut supplémentaire : il est construit, «man made », et, qui plus est, « fait à la main ». Il n’est donc pas une simple projection, un homologue passif de l’objet : il constitue une véritable expérience sur l’objet. Or, dans la mesure où le modèle est artificiel, il devient possible de comprendre comment il est fait, et cette appréhension du mode de fabrication apporte une dimension supplémentaire à son être ; de plus – nous l’avons vu à propos du bricolage, mais l’exemple des « manières » des peintres comporte toujours plusieurs solutions. Comme le choix d’une solution entraine une modification du résultat auquel aurait conduit une autre solution, c’est donc le tableau général de ces permutations qui se trouve virtuellement donné, en même temps que la solution particulière offerte au regard du spectateur transformé de ce fait – sans même qu’il le sache- en agent. Par la seule contemplation, le spectateur et, si l’on peut dire, envoyé en possession d’autres modalités possibles de la même œuvre, et dont il se sent confusément créature à meilleur titre que le créateur lui-même, qui les a abandonné en les excluent de sa création ; et ces modalités forment autant de perspectives supplémentaires, ouvertes sur l’œuvre actualisé. Autrement dit, la vertu intrinsèque du modèle réduit est qu’il compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition des dimensions intelligibles. » Lévi-Strauss, C. (2008) La pensée sauvage. Paris : Agora. p. 36-39

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